
En réaction à l'organisation au Qatar de la coupe du monde de football 2022, Michaël Delafosse a pris la parole dans les pages du journal Le Monde pour y défendre la vision d'un football généreux et altruiste. Voici le texte paru dans Le Monde à cette adresse.
« Vraiment le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football et les scènes de théâtre qui resteront mes vraies universités » : en évoquant ses années d’apprentissage, Albert Camus (1913-1960) célébrait en 1959 les valeurs de fraternité et d’entraide qui président à la pratique des sports collectifs en général, et du plus universel d’entre eux en particulier, ce football déjà si populaire du temps de la jeunesse de l’auteur de L’Etranger.
Désormais fait social total et mondialisé, le football tend aujourd’hui à nos sociétés un miroir souvent cruel. Individualisme, culte de l’argent et triomphe de l’image et du paraître, violences endémiques de certains groupuscules, corruption… Trop souvent, le football quitte les pages sportives pour occuper celles des faits divers ou des chroniques judiciaires.
A cet égard, le choix ubuesque du Qatar comme pays organisateur de la Coupe du monde 2022 fut un nouveau signal désastreux, justement dénoncé dès 2010 par quelques voix courageuses.
Chantiers somptuaires mobilisant des dizaines de milliers de travailleurs immigrés dans des conditions que certaines organisations non gouvernementales (ONG) n’ont pas hésité à qualifier d’esclavage moderne, bilan écologique catastrophique à venir, liberté d’expression restreinte, voix dissidentes réprimées, droits des femmes placés sous le signe de la discrimination et de l’inégalité, sans même évoquer ceux des lesbiennes, des gays, des personnes bisexuelles, transgenres ou intersexes : l’attribution de la Coupe du monde au Qatar a été une insulte faite à toutes celles et à tous ceux qui ont souffert et souffrent encore d’un Etat répressif, inégalitaire et violent. Une insulte aussi pour toutes les amoureuses et les amoureux du beau jeu qui, à l’image d’Albert Camus, ne renoncent pas à l’idéal à la fois éthique et poétique auquel tend, dans ses moments les plus beaux et les plus poignants, le football.
Ici, une certaine idée du football s’est incarnée, à l’écart du modèle désormais dominant des grands groupes et des fonds de pension : un club familial, qui a connu les grandes joies, mais aussi les petites tempêtes que connaissent toutes les familles, inscrit profondément dans sa ville et son territoire, axant son développement sur la formation, l’éclosion de jeunes talents, la solidarité envers les clubs de quartier, faisant également très tôt le pari du football féminin… Un esprit, celui de La Paillade, fait de « grinta », d’effort partagé et de talent, mais aussi d’un peu de folie, celle qui préside aux plus grands exploits –, et il en a fallu de la folie et du talent à la bande de gamins qui remporta, il y a dix ans maintenant, le championnat, au nez et à la barbe d’un PSG alors récemment acquis… par le Qatar.
Bien sûr, il y eut des passages moins glorieux, mais c’est toute la beauté du football d’être sans cesse, et à l’image de toute vie humaine, entre « ombre et lumière », selon les mots de l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano (1940-2015).
C’est au nom de cette joie, de ces gestes partagés et commentés, de tous ces souvenirs d’émotion footballistique, au nom de cette idée d’un football généreux et altruiste défendue par un ancien de La Paillade, le « King » Eric Cantona [surnom donné par les supporteurs du club anglais de Manchester United où il joua de 1992 à 1997] dans une formule magnifique, « Mon plus beau but ? C’était une passe », que nous refusons, ici à Montpellier, d’apporter notre caution à cette Coupe du monde. Comme d’autres villes françaises, nous n’installerons pas d’écrans retransmettant les matchs.